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Crise de la microfinance en Inde

Essai de synthèse sur la situation de crise en Andhra Pradesh

« Avis de tempête », « krach de la microfinance », « subprime indien », les formules choc se sont succédé - notamment dans la presse généraliste - depuis novembre 2010 à propos de la crise de non-remboursement que traversent les IMF dans l’Etat d’Andhra Pradesh en Inde. De nombreux acteurs de la microfinance ont réagi et fait paraître leur analyse dans les journaux ou publications spécialisées. Ces réactions ne relèvent pas toutes du même angle critique et reflètent souvent des conceptions sous-jacentes divergentes de la microfinance. Notre objectif n’est pas de les arbitrer, mais de donner quelques clés au lecteur ainsi qu’une liste de références pour tenter de comprendre la situation actuelle.

La crise en bref

La crise actuelle a été cristallisée par la concomitance de deux évènements à la fin de l’été 2010. D’un côté, l’entrée en Bourse réussie de SKS Microfinance*, une grande institution de microfinance (IMF) basée en Andhra Pradesh, fait la une des médias spécialisés qui mettent en avant les profits dégagés par ses propriétaires. De l’autre, l’annonce d’une vague de suicides parmi les clients pauvres de microcrédit dans le même Etat fait l’objet d’une couverture médiatique régionale, puis nationale.

Ces drames sont mis en lien avec les pratiques de recouvrement abusives de certaines IMF, également accusées de pratiquer des taux d’intérêt exorbitants. Ils provoquent la colère de nombreux emprunteurs, ainsi que des partis d’opposition et de la Commission nationale des droits de l’homme qui en appellent à l’action de l’Etat. Le leader d’un grand parti d’opposition aurait en outre incité les emprunteurs à suspendre leurs remboursements. En septembre, le gouvernement indien demande aux banques publiques de ne pas consentir de prêts aux IMF appliquant un taux d’intérêt supérieur à 24 %.

Dans ce contexte, le gouvernement de l’Andhra Pradesh fait passer début octobre une ordonnance dans le but de protéger les emprunteurs. Celle-ci comporte un certain nombre d’obligations pour les IMF, parmi lesquelles :

  • Toutes les IMF doivent s’enregistrer auprès de l’autorité compétente du district dans les 30 jours suivant la parution de l’ordonnance, en donnant un certain nombre d’informations sur leurs activités.
  • Tant qu’elles ne sont pas enregistrées, les IMF doivent suspendre tout octroi et tout recouvrement. L’autorité compétente se réserve le droit d’annuler l’enregistrement si elle estime avoir de bonnes raisons de le faire.
  • Le texte ne prévoit pas de plafond de taux d’intérêt, mais interdit aux IMF de percevoir des intérêts supérieurs au capital.
  • Les IMF ont obligation de publier leur taux d’intérêt et de soumettre des états mensuels à l’autorité compétente.
  • Les IMF n’ont pas le droit d’octroyer un prêt à un self-help group (SHG) ou un de ses membres ayant déjà un prêt en cours auprès d’une banque, à moins d’obtenir une autorisation préalable de l’autorité compétente.
  • Elles ne sont pas autorisées à demander une garantie à leurs emprunteurs.
  • Les méthodes coercitives de recouvrement sont interdites ; une procédure de plainte est mise en place pour que les SHG puissent demander réparation des violations de cette règle auprès de tribunaux « rapides ».
  • Par ailleurs, les membres de SHG ne peuvent plus appartenir à plusieurs groupes à la fois.

Un recours est déposé par les IMF contre l’ordonnance, mais rejeté par le tribunal. Le gouvernement national fait savoir qu’il présentera un projet de loi en janvier 2011 sur la base des conclusions du Comité mis en place en octobre par la Reserve Bank of India (RBI) pour réfléchir aux moyens de garantir la saine prestation des services de microfinance.

L’ensemble de ces évènements a d’ores et déjà conduit à une chute des recouvrements et un gel des avances des banques commerciales aux IMF. De nombreux analystes craignent des répercussions sur l’ensemble du secteur de la microfinance en Inde, voire au-delà.

La réglementation en Inde
Le cadre réglementaire de la microfinance en Inde n’est pas unifié. La microfinance est fournie par les banques commerciales, les banques rurales régionales (BRR), les self-help groups (SHG) (en lien avec les banques), les sociétés coopératives et les institutions de microfinance (IMF) qui prennent des formes diverses, dont celles d’ONG et d’institution financière non bancaire (IFNB).

Les banques et les IFNB sont régies par la Reserve Bank of India (RBI) (la Banque nationale pour l'agriculture et du développement rural (NABARD) assurant la supervision et le contrôle des BRR) ; les SHG sont réglementés par la NABARD ; les sociétés coopératives sont régies par une autorité spécifique aux coopératives désignée par l’Etat (RCS) et par l’Etat lui-même (avec la NABARD), et les banques coopératives sont régies à la fois par la RBI et le RCS. Toutes les IMF n’étant pas enregistrées en tant qu’IFNB, elles ne relèvent pas toutes de la même réglementation

Repères historiques du développement du microcrédit en Inde

Les self-help groups (SHG) - groupes d’entraide de 10 à 20 femmes – sont emblématiques du secteur en Inde. Ils offrent initialement des services financiers ou non financiers à leurs membres sans lien avec les banques. Dans les années 1980, un programme est mis en place pour encourager les banques à accorder des prêts à ces groupes. Le prêt bancaire aux SHG est stimulé à la fois par l’appui de la NABARD (National Bank for Agricultural and Rural Development) et les politiques nationales de crédit sectoriel prioritaire. En 2010, 4,5 millions de SHG comptant 58 millions de membres reçoivent du crédit en Inde.

Dans les années 1990, les réformes économiques en Inde permettent au secteur privé de jouer un rôle plus important dans le système bancaire. Un nouveau type de prestataire de microfinance privé émerge : les IMF, opérant jusqu’ici en tant qu’entités à but non lucratif, transfèrent leurs activités dans des institutions financières non bancaires (IFNB). Plus tard, la tendance dominante consiste à créer directement des IFNB de microfinance. L’émergence des IFNB est appuyée par les politiques nationales (prêts de la banque d’Etat SIDBI dans le cadre de l’appui aux petites entreprises, quotas de crédit sectoriel) et l’investissement direct (capital-investissement de la part de fonds spécialisés).

En 2010 ces nouvelles IMF enregistrent un taux annuel de croissance de 80% et touchent 27 millions d’emprunteurs en Inde. N’étant pas autorisées par la réglementation à accepter les dépôts d’épargne, le financement de leur croissance repose fortement sur les emprunts bancaires.

Andhra Pradesh : capitale de la microfinance

Les SHG ont une longue histoire en Andhra Pradesh, où ils sont implantés plus fortement que dans les autres Etats (1,47 million de SHG touchent 17,1 millions de membres). Cet Etat a mis en place une série de projets de grande envergure pour combattre la pauvreté, parmi lesquels le SERP (Society to Eliminate Rural Poverty) qui met en œuvre des programmes de promotion des activités de subsistance et offre un accès à l’épargne et au crédit via les SHG.

Le gouvernement d’Andhra Pradesh a également lancé un programme d’inclusion financière qui a relevé les plafonds de crédit des banques aux SHG, allongé les durées de remboursement et introduit une règle selon laquelle le gouvernement rembourse aux SHG les intérêts au-delà de 3% lorsque les groupes ont remboursé leur crédit à la banque sans retard.

Parmi les premières IMF d’Inde, un certain nombre ont émergé en Andhra Pradesh. Aujourd’hui, 5 des plus grandes IMF IFNB ont leur siège dans cet Etat, faisant de celui-ci la capitale de la microfinance en Inde. Il compte pour 30% de l’encours de microcrédits de l’Union indienne.

Ces IMF ont été parmi les premières à attirer des investissements conséquents, lesquels ont permis de financer la croissance, mais ont aussi fortement incité à l’expansion rapide et à la recherche de la rentabilité pour optimiser les valorisations. Quelques-unes ont généré des rendements exceptionnellement élevés, copieusement rémunéré leurs cadres dirigeants et fait preuve de très peu de transparence, alimentant ainsi un stéréotype négatif des IMF en général.

Des signes précoces avaient annoncé la crise actuelle

G. Wright et M. Sharma retracent l’histoire d’une crise annoncée en rappelant les trois alertes qui ont secoué le secteur de la microfinance indienne depuis 2006. A cette date, dans le district de Krishna, l’administrateur du district a fermé 50 agences de grandes IMF (dont Spandana, Asmita et Share) et demandé aux clients de ne pas rembourser leurs prêts, considérant que les taux d’intérêt pratiqués étaient trop élevés et les méthodes de recouvrement abusives. L’intervention de la banque centrale a évité la fermeture prolongée ; les IMF ont promis de réduire les taux d’intérêt et d’adopter un code de conduite, ce qu’elles ont fait… de manière temporaire.

Une deuxième alerte s’est produite à Kanpur et d’autres villes d’Uttar Pradesh en 2009. Une IMF locale, Nirman Bharti, s’est retrouvée dans l’incapacité de rembourser les prêts de plusieurs banques. Celle-ci n’avait pas su développer les procédures, les contrôles internes et le système d’information nécessaires pour gérer la rapide croissance engendrée par la politique de crédit sectoriel prioritaire.

Enfin, dans le district de Kolar fin 2009 début 2010, une grève des remboursements initiée par un groupe religieux a conduit 43 IMF non bancaires à former une organisation faitière (MFIN) pour représenter leurs intérêts. Celle-ci a lancé la création d’une centrale de risques, a promis une tarification transparente et encouragé ses membres à limiter leur endettement. Mais la première initiative demeure inaboutie et la deuxième est, à quelques exceptions près, restée lettre morte.

Les causes de la crise

Comment en est-on arrivé là ? La situation actuelle est à rapprocher des récentes crises survenues dans d’autres pays caractérisés par une très forte croissance de la microfinance (voir Croissance et vulnérabilités en microfinance), mais aussi des préoccupations déjà anciennes de certains analystes de la microfinance, notamment de chercheurs, vis-à-vis de l’Inde.

Le collectif de chercheurs français qui signe l’ « Avis de tempête » dans le Monde expose les grandes causes du surendettement qu’ils rendent responsable de la crise.

D’après leurs recherches, « près de 8 prêts sur 10 sont utilisés comme crédits à la consommation », pour des dépenses de santé, d’habitat ou d’éducation, affectations certes essentielles mais qui ne génèrent pas les ressources nécessaires au remboursement. Cette pratique serait « officieusement tolérée par les agents de crédit » qui ont des incitations financières à augmenter le nombre de crédits octroyés.

Les sources de crédit formelles et informelles étant très nombreuses, les ménages se retrouvent dans une situation qui leur permet d’emprunter à l’un pour rembourser à l’autre. Ils évitent ainsi le plus longtemps possible d’être en défaut de paiement auprès de prêteurs qui les sanctionneraient en cessant tout renouvellement. Là encore, cette pratique dite de « cavalerie » bénéficierait souvent de la complicité des agents de crédit.

Qu’en est-il des taux d’intérêt, qualifiés d’« usuraires » par les autorités ? Il n’est pas simple de trouver des données précises sur les taux d’intérêt pratiqués par les IMF indiennes. Cependant, fin octobre, peu après la demande du gouvernement adressée aux banques publiques refinançant les IMF, SKS a annoncé qu’il réduisait « volontairement » (India Daily) son taux d’intérêt de 26,69 % à 24,55 % par an (dégressif, soit 12,55 en taux constant). Ces taux ne sont pas élevés en comparaison de la pratique internationale.

Au-delà du niveau proprement dit, J. M. Servet rappelle que « l’essentiel est de savoir si ces taux d’intérêt sont supportables par les emprunteurs. (…) tout dépend évidemment des revenus dégagés par ceux qui empruntent. Quand les marges commerciales sont de 150 %, il est supportable d’emprunter, même à 100 % ; quand les rendements des activités sont de 8 %, c’est s’appauvrir que d’emprunter même à 25 % ». Il est en tout cas positif de noter que l’Inde fait partie des pays qui participent à l’initiative Microfinance Transparency. 80 IMF ont d’ores et déjà communiqué leurs taux d’intérêt dans ce cadre (http://www.mftransparency.org/pages/transparent-pricing-initiative-in-india/).

D’autres observateurs du secteur, comme A. Banerjee, P. Bardhan et E. Duflo pointent du doigt l’intervention du gouvernement, qu’ils rendent responsable de la crise de non-remboursement, et plaident pour un retrait ou au moins une suspension de l’ordonnance. Ils reconnaissent toutefois que la très forte croissance du microcrédit s’est accompagnée d’un relâchement des règles d’octroi dommageable pour les emprunteurs comme pour les IMF.

Des questionnements pour le futur

Beaucoup d’analystes l’ont exprimé, le danger est grand de jeter le bébé avec l’eau du bain. Cette crise vient malheureusement nourrir la grande défiance de ceux à qui l’on a présenté le microcrédit comme la solution miracle pour en montrer ensuite essentiellement les dérives, certes inacceptables mais non représentatives du secteur.

Le danger est tout aussi grand de laisser passer l’occasion de tirer des enseignements de cette nouvelle crise. De nombreux acteurs plaident pour une application effective des mesures de protection des clients, notamment en matière de transparence des taux d’intérêt et de contrôle du surendettement par le biais de centrales de risques par exemple. Pas si simple avancent certains, qui soulignent la difficulté de faire fonctionner efficacement une centrale des risques dans des contextes où il est très compliqué de contrôler l’identité des emprunteurs ou de recenser les prêts informels …

La viabilité à long terme des institutions repose à la fois sur la valeur offerte aux actionnaires et sur la proposition de valeur aux clients. Comment s’assurer que les actionnaires, les cadres dirigeants et les systèmes d’incitation garantissent cette double perspective ? Par quels moyens la réglementation peut-elle assurer le bon équilibre entre promotion de l’inclusion financière et sauvegarde des intérêts des consommateurs ? Comment instaurer un mode de prévention des crises de crédit ? A l’heure où un nombre croissant de marchés de la microfinance atteignent un stade de maturité avancé, le secteur doit réfléchir aux moyens effectifs de promouvoir un modèle de microfinance durable pour ses clients.

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* Le 28 juillet 2010 SKS (www.sksindia.com), IMF indienne comptant 5,8 millions de clients, a ouvert son capital par le biais d’une introduction en Bourse. Celle-ci s’est avéré un succès selon les critères de référence : l'offre a été sursouscrite 13 fois et a attiré des groupes d'investissement de premier plan, tels que Morgan Stanley, JP Morgan, et George Soros Quantum Fund. La valorisation de l'entreprise a atteint le sommet de la fourchette de prix (1,5 milliard USD), et cinq semaines après la négociation, le prix des actions a augmenté de 42 %. Les profits de SKS ont choqué une partie du pays et du monde du microcrédit. Muhammad Yunus a déclaré : « Le microcrédit ne doit pas être présenté comme une opportunité de gagner de l’argent. Cette introduction en bourse envoie un mauvais message ».

Articles ayant servi à la rédaction du coup de projecteur :

Andhra Pradesh 2010: Global Implications of the Crisis in Indian Microfinance, CGAP Focus Note 67, nov. 2010

The Andhra Pradesh Crisis: Three Dress Rehearsals … and then the Full Drama, Graham A.N. Wright and Manoj K. Sharma, India Focus Note 55, dec. 2010

Andhra Pradesh Microfinance Institutions Ordinance 2010 comes into force, October 15, 2010

Autres références d’articles

Muhammad Yunus et Maria Nowak partagent leur avis sur les critiques qui ont touché le microcrédit, Jean-Claude Bourbon-la-Croix, 7 décembre 2010

Servet - Duflo : sur la crise en Inde et les conceptions divergentes de la microfinance, Benoit Granger 28 décembre 2010
 

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